La Recherche Et La Praqutique Du Corpse Vecu Un Point De Vue, Par La Methode Feldenkrais® D’Education Somatique

Abstract:

L’éducation somatique est un nouveau champ disciplinaire qui s’intéresse au corps vivant, à; la conscience médiatisée par le corps biologique et au mouvement du corps vécu dans l’espace. La méthode Feldenkrais et toutes les approches d’éducation somatique ont des besoins de recherche qualitative pour se formuler, pour définir leurs bases théoriques et scientifiques, pour mesurer les effets de leurs pratiques et pour comprendre et améliorer les processus de formation des praticiens et enseignants. Il faut aussi mettre en évidence le paradoxe même d’une recherche verbale sur le corps non-verbal et s’il veut faire une recherche qualitative de qualité, le chercheur doit se soumettre lui-même ou elle-même à l’expérience de prise de conscience de son corps.Et en cela l’éducation somatique propose une unique forme de recherche qualitative.

Introduction - de mon point de vue 

Le point de vue que j’aimerais présenter ici émerge de mon expérience en tant que praticien, formateur et chercheur en éducation somatique, et plus particulièrement en tant que professeur de la méthode Feldenkrais® (note 1) de "Prise de conscience du corps par le mouvement". J’aimerais ici partager quelques-unes de mes idées, rapporter certaines de mes "aventures" et surtout exposer quelques-unes de mes questions, telles que je les mijote en faisant de la recherche depuis plus de vingt années dans les milieux de la pratique pour ne pas dire dans le milieu de ma pratique en éducation somatique. Notez que ma présentation n’aura ni une allure ni une prétention académique à proprement parler. Si "le corps a ses raisons", la pratique du corps et la réflexion sur les pratiques du corps par un praticien ont aussi leurs raisons propres. 

Dans le cadre du présent congrès de l’Association pour la recherche qualitative sur "Le corps de la recherche", je remercie le comité d’organisation de me permettre de représenter la perspective de professionnelles et de professionnels de l’éducation somatique. Voici, autour du thème "le corps de la recherche", une belle occasion de construire des ponts entre les milieux universitaires et les milieux de la pratique professionnelle, et surtout entre les personnes qui font de la recherche, celles qui font de la pratique et celles qui font de la recherche sur la pratique.

Dans les paragraphes qui suivent, je vais aborder les quatre points suivants:
A- Le domaine de l’éducation somatique et la méthode Feldenkrais
B- Les besoins en recherche des pratiques en éducation somatique
C- Les limites d’une recherche verbale sur le corps vécu
D- Le corps de la recherche et le corps du chercheur

J’essaierai de montrer que les méthodes d’éducation somatique présentent, pour la personne qui s’intéresse à la recherche qualitative, un vaste réservoir de possibilités. Le domaine lui-même a besoin d’être recherché et articulé. Le processus somatique a besoin d’être nommé et exprimé. Les praticiens et les pratiquants de l’éducation somatique ont enfin besoin de se donner un langage à la hauteur de l’expérience somatique. Cela présente en soi un intéressant paradoxe et un exceptionnel défi de recherche puisque l’essentiel de l’expérience somatique n’est pas d’ordre verbal. Par ailleurs, les méthodes d’éducation somatique présentent pour la recherche qualitative une occasion unique d’immersion dans l’expérience phénoménologique d’être un corps, celui de la recherche et celui du chercheur, de la chercheuse. "Les chercheurs en sciences cognitives qui ne sont pas réductionnistes considèrent que la conscience et l’expérience sont des phénomènes irréductibles à évacuer. Il faut donc se doter d’une méthode d’exploration de ce phénomène" (Varela l993a : 54). Dans son livre intitulé L’inscription corporelle de l’esprit Varela s’est tourné vers le bouddhisme et la méditation pour appuyer sa recherche sur l’enaction et la phénoménologie du mental. Je considère quant à moi que l’éducation somatique présente un riche éventail de méthodes d’exploration de la phénoménologie du corps et qu’à ce titre elles devraient avoir une place importante dans la production et la formation en recherche qualitative. Voilà l’échange de bons procédés que je voudrais ici faciliter entre le domaine de la recherche qualitative et le champ de l’éducation somatique.

A- Le Domaine De L’Éducation Somatique 

Et Plus Précisément La Méthode Feldenkrais

L’éducation somatique est un champ disciplinaire en émergence qui s’intéresse au mouvement du corps dans son environnement, à la conscience corporelle proprement dite et à la capacité de ce corps vécu de s’éduquer en tant que corps vécu. Ce champ se situe à l’intersection des arts et des sciences qui s’intéressent au corps vivant, et ce dans les domaines de la santé (réhabilitation, psychologie, activité physique), de la performance sportive (entraînement et compétition de pointe), des arts (interprétation et création), de la philosophie (incorporation de l’esprit, constructivisme), de l’éducation et de l’enseignement en général ( bases corporelles concrètes de l’apprentissage) ou encore dans des domaines plus pointus comme la phénoménologie, la biomécanique, la méditation, la biologie et la systémique, les sciences cognitives et les sciences du mouvement ("movement sciences"). Cette liste impressionnante de tangentes disciplinaires démontre bien la complexité du nouveau domaine en émergence. Et ceci sans nommer la trentaine de méthodes spécifiques dont les praticiens du monde occidental se réclament pour enseigner l’éducation somatique (note 2). "Par delà leurs particularités, les diverses méthodes partagent un but fondamentalement semblable: apprendre à raffiner le sens kinesthésique et proprioceptif pour agir avec une efficacité, un plaisir, une expression accrus, et une douleur moindre" (Regroupement québécois pour l’éducation somatique, 1994). 

Dans l’expression "éducation somatique", le mot soma est le plus important. Son sens ici s’éloigne de l’usage courant où somatique est opposé à psychique. En fait, nous réhabilitons ici la notion de soma en regard du mot grec qui depuis Hésiode signifie corps vivant . Nous visons donc ici le corps total, tel que vécu, en continuité systémique avec son environnement. C’est Thomas Hanna, fondateur de la revue américaine Somatics (note 3) qui est à l’origine récente de ce courant qui nomme et met en valeur le corps vécu. Il a proposé une définition de la somatique: "c’est l’art et la science des processus d’interaction synergétique entre la conscience, le fonctionnement biologique et l’environnement" (Hanna, 1989: 1). Avec Hanna, plusieurs auteurs et chercheurs se sont intéressés au corps vécu (note 4), à l’embodiement (Varela, 1993a, 1993b, 1994), à l’auto-régulation des systèmes vivants (Maturana et Varela, 1990) et à l’anatomie de la conscience (Rosenfield, l992, 1993). 

Parmi le vaste champ de la somatique, qui inclue des pratiques d’origine orientale, le bio-feedback, l’imagerie mentale, les approches reichiennes, la psycho-neuro-immunologie et tout le body-mind, il y a un sous-ensemble bien précis de méthodes qui partagent une perspective d’éducation somatique. 

"L’éducation somatique se distingue de la plupart des approches psycho-corporelles qui utilisent le corps pour mettre en évidence les émotions refoulées et les relations inachevées. Cela pourrait être de la "somatothérapie", comme l’indique le titre d’une revue française. Le mot thérapie, étymologiquement ne désignait-il pas le traitement des dysfonctions et des maladies? Or l’art et la science des éducateurs somatiques ne résident pas dans la pathologie et la symptomatique, l’étiologie et la guérison mais dans le processus d’apprentissage sensorimoteur, le développement du potentiel kinesthésique et la découverte, dans le mouvement, de meilleures options stratégiques (Joly, l994:14)".

Pour prendre un exemple de méthode, parlons un peu de la méthode Feldenkrais, (Feldenkrais, 1971) qui est celle que je pratique et enseigne depuis plus de vingt années. Elle fut mise au point par Moshe Feldenkrais (l904-1984) qui était un ingénieur-physicien, entre autres au laboratoire de physique nucléaire des Juliot-Curie. Feldenkrais était aussi un adepte du judo, première ceinture noire européenne et un disciple des enseignements de Gurdjieff. Sa méthode propose une meilleure conscience du corps en mouvement dans le champ de la gravité. Feldenkrais s’est intéressé au mouvement humain et à son rôle dans le développement de nos habiletés et dans la gestion de nos actions. Cette méthode se pratique en groupe ou individuellement, sous la direction orale ou manuelle d’un professeur. Ce professeur a suivi une formation poussée pour acquérir des connaissances "objectives" sur le corps en mouvement tel que perçu à la troisième personne, (anatomie du mouvement, physiologie, biomécanique, physique du corps); mais également sinon surtout ce professeur s’est soumis à un processus rigoureux d’exploration subjective du mouvement tel que vécu au je. Cette réhabilitation de la subjectivité éduquée dans la pratique professionnelle constitue sans doute la caractéristique unique du domaine de l’éducation somatique: l’intervenante ou l’intervenant doit s’appuyer sur sa propre expérience, ou sur ses propres expériences 

personnelles, au sens d’experiment, pour pouvoir bâtir sa compétence professionnelle. Et à cet égard, chacune des grandes méthodes d’éducation somatique possède des stratégies pédagogiques propres pour former ses professeurs. Mais voyons un exemple concret dans une mise en situation.

Première Mise En Situation

Tel que vous êtes, assis sur une chaise ou dans un fauteuil, prenez conscience de votre position et des sensations que vous ressentez à ce moment dans votre corps. 
Vous pouvez fermer les yeux ou les garder ouverts à votre convenance. L’une de ces deux possibilités vous rendra l’exploration plus facile.
Portez votre attention à votre respiration, et notez en le rythme. Combien de temps dure l’inspiration, l’expiration, et les pauses entre l’une et l’autre.
Où dans le tronc se déploie la respiration?
Puis, portez votre attention à vos appuis sur le siège, sur le sol et sur le dossier si c’est le cas. 
Remarquez si vos appuis sont semblables à gauche et à droite du corps. 
Notez si la tête vous semble inclinée, verticale, tournée. 
Ne changez rien à ce que vous observez. Et effectivement, ce peut être difficile de sentir et de ne pas agir.

Pour poursuivre la description concrète du travail quotidien du praticien ou de la praticienne en éducation somatique, je pourrais vous dire que dans ma pratique privée, dans la même semaine, je puis rencontrer: un enfant atteint de paralysie cérébrale, un ouvrier de la construction en réhabilitation pour son dos, un chanteur en quête de flexibilité vocale, un musicien qui souffre de douleurs chroniques en jouant du violon, un peintre qui est dans un creux créatif, un golfeur professionnel qui cherche une méthode d’enseignement pour faciliter l’apprentissage aux débutants, un enseignant qui souffre d’anxiété et est en burn-out, une mère de famille qui cherche à se réorienter depuis que les enfants sont grands, un danseur essoufflé par son entraînement technique, un enfant dyslexique, voire même un cheval qui a des problèmes de comportement au moment du transport en remorque. Ce qu’il y a de commun à tous ces clients-élèves, ce n’est sûrement pas la symptomatique! C’est dans l’approche par le corps vécu, dans la conscience en mouvement, que tous ces gens se retrouvent en éducation somatique. 

La pratique de l’éducation somatique s’appuie sur la capacité du praticien ou de la praticienne de sentir son propre corps en mouvement et sur la capacité de percevoir par observation, par le toucher, et par projection, ce qui se passe dans le vécu de l’autre personne, comme si on pouvait brancher son propre vécu sur le vécu d’un autre système vivant et de là faire oeuvre d’éducation selon des stratégies propres à chaque méthode. Une grande partie de ce travail éducatif repose donc sur la capacité intuitive du praticien ou de la praticienne; j’entends par là la capacité de penser hors du champ des mots, dans cet univers pré-verbal du sensori-moteur, dans l’intimité de la conscience du corps vécu. Là est tout l’intérêt de l’approche. Là réside également toute la difficulté de la pratique elle-même, de même que celle de la formation des futurs praticiens et praticiennes. Et que dire de la difficulté de conduire une recherche sur cet univers hors du champ du verbe? Et quel paradoxe n’est ce pas d’être justement en train d’en parler! 

B-Les Besoins En Recherche Des Pratiques En Éducation Somatique

Comme pour toute jeune discipline, les besoins en recherche de l’éducation somatique sont vastes. Je vais en identifier ici quelques-uns, et pas nécessairement dans un ordre de priorité.

1-Le domaine de l’éducation somatique a besoin de se formuler, de se nommer. Les modèles théoriques sont relativement peu développés. Le langage est peu précis. Les mêmes mots sont utilisés par des praticiens et des praticiennes d’allégeances variées, et quiconque lit un peu sur le domaine saisit rapidement que le vocabulaire est presqu’interchangeable alors que, dans l’action éducative, concrète, les praticiens posent des gestes très différents. Donc, un premier grand besoin: celui de clarifier le langage, les concepts, les méthodes, le cadre théorique. À ce titre il faut mentionner ici la recherche de Odette Guimond (1987) qui, dans sa thèse de doctorat, a développé une importante réflexion sur l’importance du mouvement et sur son sens, dans le jeu et la formation de l’acteur, mais aussi de façon générale pour l’éducation somatique. Des recherches semblables apportent énormément d’eau au moulin de la conceptualisation.

Derrière la "mise en langage" (au sens de languaging) de chacune des méthodes se cache sans aucun doute un substrat commun à toutes les méthodes, et c’est ce qui constitue le domaine à définir. Par ailleurs, entre les différentes méthodes, il y a sans aucun doute aussi, pour qui connaît plus d’une méthode, des différences énormes au plan des conceptions et de la pédagogie: 

"l’une sera plus directive, voire corrective, l’autre, plus exploratoire; l’une mettra l’accent sur l’utilisation de l’espace, l’autre, sur l’intériorisation du mouvement; l’une préférera le mouvement au sol, l’autre à la verticale. Le langage, l’imagination, l’interaction entre les participants, la communication par le toucher et l’expression émotive ou artistique intéresseront plus ou moins les différents éducateurs somatiques" (Joly, 1994: 12).

En termes de théorie des ensembles, face à la variété des méthodes, l’ensemble commun définira le champ même de l’éducation somatique. Resteront les caractéristiques propres à chaque méthode au plan conceptuel et pédagogique. Et à cet égard la recherche n’en est qu’à ses débuts. La rigueur de la recherche est nécessaire pour établir les frontières du champ et le baliser.

2- L’efficacité même de l’éducation somatique reste à démontrer sur des bases rigoureuses, j’allais dire scientifiques, mais si et seulement si on inclue, dans la vision de la science, le vécu au plan subjectif! Evidemment , on pourrait de façon traditionnelle et en double aveugle, mesurer l’efficacité d’une intervention en éducation somatique auprès d’une clientèle atteinte de sclérose en plaques, ou auprès de sportifs qui se soumettraient à une variété d’interventions, en assignant les sujets au hasard, et en contrôlant l’effet placebo. De telles recherches pourraient être pertinentes, et toutes difficultés méthodologiques et éthiques étant surmontées, certaines recherches de ce type objectivant et quantitatif seront sans doute utiles, sinon nécessaires, pour assurer la crédibilité du domaine, du moins dans certains milieux. Mais pour toutes sortes de raisons, ce type de recherche n’a pas encore été très populaire dans le domaine somatique. Ma propre expérience et ma première formation en tant que méthodologue auraient pu m’amener dans cette direction. Mais j’ai surtout résisté à ce type de recherche parce que les méthodes ne me semblent pas tenir de la même source que le processus auquel elles s’intéressent. J’ai dû moi-même passer des années à me réapproprier mon vécu et à lui faire une place rigoureuse dans ma pratique et dans ma vie pour pourvoir vouloir résister à des démarches de recherche qui ne seraient qu’objectivantes et quantifiantes et qui limiteraient l’importance du processus. L’évaluation de l’efficacité du processus de l’éducation somatique, au delà de la spécificité des méthodes utilisées, peut-elle être mesurée par des critères externes, objectivants? Sans doute, mais pas uniquement. Car il faut bien le reconnaître, chaque intervention avec chaque personne est unique. L’éducation somatique ou la méthode F, A, B ou C ne fonctionne pas avec "la sclérose en plaques" ou avec "les maux de dos", mais avec des personnes précises et cela presque sans égard à la symptomatique. Et, dans l’efficacité de l’intervention, la communication établie entre le praticien ou la praticienne et son "élève" est le facteur le plus important. Du moins est-ce la croyance des praticiens et des praticiennes! Car les mêmes stratégies ne seront pas utilisées avec des personnes ayant les mêmes symptômes! Alors, quelle est la valeur d’une étude d’évaluation d’une méthode dans le traitement d’une maladie ou dans l’amélioration d’un geste sportif particulier si l’on ne tient pas compte de la médiatisation? Sans connaître tout le champ méthodologique, je me demande bien si on ne doit pas reconnaître d’emblée que les méthodes qualitatives et plus spécifiquement les méthodes phénoménologiques, sont plus aptes à éclairer les lanternes du domaine somatique, y inclus pour l’appréciation de l’efficacité. Des recherches comme celles menées par Sylvie Fortin (l994) au département de danse de l’Université du Québec sont un exemple de l’application des méthodes qualitatives à l’étude de l’éducation somatique et à son impact dans un domaine particulier, nommément la danse. Madame Fortin est à la fois une praticienne et une universitaire et elle présente d’ailleurs un exposé dans le cadre du présent congrès. 

3- Le "vécu", puisqu’il faut bien encore une fois l’appeler par son nom, des personnes qui font une démarche en éducation somatique est un domaine bien peu recherché et documenté. Quelques pionniers, comme Charlotte Beaudoin (1994) du département d’éducation physique de l’Université Laval, s’intéressent à cet aspect . Voilà un type de recherche phénoménologique très pertinent pour les personnes en démarche et très riche pour celles qui les accompagnent au plan professionnel. Le fait de participer à une telle recherche doit d’ailleurs enrichir l’expérience de tous les interlocuteurs . Mais il y a un défi méthodologique de taille dans ce type de recherche et c’est celui de rendre compte par le médium de la parole du cheminement vécu somatiquement. La valeur de ce type de recherche ne repose-t-elle pas en grande partie sur la capacité des sujets à formuler leur expérience verbalement.? Cette question sera abordée dans une prochaine section car elle est soulevée par plusieurs types de recherche, pas uniquement à propos des recherches sur le cheminement . La question du rapport entre le vécu et le verbe,est quant à moi, au centre même de la problématique de l’éducation somatique. 

4-Le processus de communication verbale et surtout non-verbale qui s’établit entre deux personnes au cours d’une séance d’éducation somatique pourrait paraître bien mystérieux à l’observateur non avisé. Qu’est-ce qui peut bien guider le praticien ou la praticienne à dire ceci ou cela, à toucher ici ou là, à faire une pause, à recommencer, à s’arrêter? Les stagiaires en formation sont toujours curieux de savoir ce à quoi leurs formateurs pensent quand ils font des démonstrations. Quel est l’objectif poursuivi, en vertu de quels principes le formateur agit-il? La réponse à toutes ces questions appartient à un processus cognitif complexe, essentiellement branché dans le présent de l’expérience présente, et foncièrement appuyé sur les expériences passées. Le praticien peut avoir des images, entendre des paroles, sentir une sensation, une émotion, s’inspirer d’un concept, porter attention à son propre confort, à ses propres sensations (comment sait-il d’ailleurs que ces sensations ont source en lui ou dans l’interaction avec l’autre parce qu’elles originent de l’autre?). Dans la recherche à cet égard, une percée importante a été faite au Québec par Yves St-Arnaud du département de psychologie de l’Université de Sherbrooke et par Yvan Joly de l’Institut Feldenkrais d’éducation somatique de Montréal, dans l’application d’un modèle méthodologique pour conceptualiser la pratique somatique (St Arnaud, 1993, St Arnaud et Joly, l992) . Ce modèle inspiré de la science-action présente d’ailleurs une grande généralité et ne se restreint pas aux pratiques somatiques. Il consiste essentiellement en un échange à propos d’un questionnaire élaboré à partir d’une conception de la pratique. Ce questionnaire fournit aussi l’occasion de revoir des interventions enregistrées sur bande vidéo et le praticien doit alors expliquer, expliciter, décrire son vécu lors de ses gestes professionnels. Ses stratégies pédagogiques en ressortent clairement. Et c’est le chercheur méthodologue qui les reflète ensuite au praticien. L’effort de formulation dans l’action et la réflexion sur l’action sont d’une grande richesse. Pour m’être moi-même soumis à cette démarche, je puis témoigner de sa valeur. Ma compréhension de mes interventions s’est grandement améliorée et ma capacité de me formuler et de m’expliquer à d’autres a fait de grands pas. Ma pratique s’en est ressentie tout au long des mois de la recherche (c’est plus difficile à dire si ceci est encore important avec le recul des mois) et mes activités de formation en ont grandement tiré partie. Ce type de recherche mérite, quant à moi, d’être repris et poursuivi, peut-être de façon plus spécifique méthodologiquement pour les pratiques en éducation somatique. Et encore ici, il y a un grand pan de recherche à faire pour inclure tout le vécu somatique, en deça de la verbalisation. Y a-t-il moyen de rendre compte de toute cette complexité du vécu interactif en éducation somatique sans le réductionnisme de la parole?

5-Le dernier besoin de recherche que je voudrais mentionner c’est celui qui a trait aux programmes de formation, quant à leur processus et quant à leur efficacité. Le processus même de formation des futurs éducatrices et éducateurs somatiques est à peine amorcé. Et cela même si certaines écoles ont déjà formé plusieurs centaines de praticiennnes et de praticiens. Les modèles de formation pourraient être plus précis, et ils pourraient aussi être mieux validés. Quel est le profil de compétence (puisque l’expression est à la mode) que l’on recherche et que l’on voudrait trouver à la fin? Comment établit-on des critères de fin d’études? Comment les formateurs et les formatrices déterminent-ils qu’un stagiaire est en mesure de pratiquer sans supervision? Comment le sujet-formateur établit-il son rapport pédagogique avec le sujet-stagiaire? Quelles données objectives doivent être inclues dans la formation? Comment évalue-t-on l’atteinte des objectifs au plan de la démarche subjective que le stagiaire doit faire avec lui-même ou avec elle-même? Quel est le cheminement critique prévu pour les stagiaires? Rappelons-nous qu’en éducation somatique, on doit pouvoir toucher la tête d’une personne et sentir le vécu du sujet touché! Les modèles de formation de toutes les écoles utilisent à des degrés divers, c’est vrai, un modèle de relation maître-apprenti. Est-ce là le meilleur modèle? Et si le domaine de l’éducation somatique fait des incursions dans les milieux universitaires, quelles sont les conditions pédagogiques que l’institution doit respecter pour garder le vécu du sujet au coeur du processus ? Comment reconnaître que la démarche des étudiants nécessite une immersion somatique et comment inclure cela dans le curriculum et dans l’évaluation? 

Plusieurs de ces questions de formation dans les domaines de la pratique professionelle ont été abordées au GRAPP (Groupe de réflexion et d’action sur les pratiques professionnelles) (note 5) qui réunit au Québec des formateurs, des praticiens et des professeurs de différentes institutions universitaires de même que quelques praticiens et formateurs du domaine privé. Ce groupe s’est penché depuis l987 sur les relations entre le savoir académique et le savoir pratique, sur le rapport entre la théorie et la pratique et sur toutes les questions de la formation de praticiens dans les domaines de l’éducation, de la psychologie, de la sociologie, de la consultation et également dans le domaine de l’éducation somatique. Car il faut bien le reconnaître, l’éducation somatique ne porte pas seule tout le champ des préoccupations en ce qui a trait à la formation de professionnels-praticiens. Mais, et ce fut le cas au GRAPP, l’éducation somatique a beaucoup à apporter pour créer des expériences d’exploration et d’apprentissage sur le domaine du vécu incorporé dans l’action. Et à ce titre, nous avons pu contribuer à la réflexion de nos collègues du GRAPP sur l’intuition et sur les mécanismes de la pensée non-verbale. Nos collègues formateurs, universitaires et praticiens nous ont, quant à eux, grandement influencés dans l’élargissement de la vision des méthodes et des problématiques dans les rapports entre l’action et la réflexion. Voilà un type de recherche qui nous fut très utile. 

C-Les Limites D’une Recherche Verbale Sur Le Corps Vécu

Trève d’allusions, plongeons maintenant dans le vif du sujet qui me préoccupe le plus, soit celui des rapports entre la parole et le corps vécu. J’aimerais d’abord rappeler avec Korsybski (1966: 25) , l’initiateur de la sémantique générale que :

1) Une carte, ce n’est pas le territoire ( les mots ne sont pas les choses qu’ils représentent).
2)Une carte ne couvre pas tout le territoire (les mots ne peuvent couvrir tout ce qu’ils représentent).
Dans ma mythologie personnelle, je dis que les mots, par rapport au vécu, c’est comme le drapeau sur la pointe de l’iceberg! La plus grande partie de l’iceberg de la conscience est sous la ligne de flottaison. Puis il y a une partie de l’iceberg que l’on voit, que l’on peut "sentir" dirait-on. Et il y a sur le dessus de l’iceberg un tout petit symbole pour la communication et l’identification. Quelle est la relation entre ces "niveaux" de vécu. J’emploie à dessein le mot "niveaux" et je pose en même temps la question de la hiérarchie des niveaux, et je réponds que du point de vue de l’éducation somatique, le niveau le plus élevé, le plus important, c’est le niveau de l’expérience et que l’expérience ne peut être réduite à ce que l’on peut en dire ? 

Evidemment le piège, quant à moi, serait d’amorcer ici un débat verbalement sophistiqué et intellectuellement élevé sur la sémantique, la sémiologie et sur l’empire des sens. Rassurez-vous. Ce n’est ni ma compétence ni mon intérêt. Je veux seulement soulever ici un malaise fréquemment ressenti quand la question de la recherche sur le corps est abordée: souvent ça déborde de mots. On ne sent plus l’expérience. Evidemment pour un certain type de communication, comme je le fais ici, nous utilisons des mots. Mais combien de livres, combien de textes qui ont pour intérêt la phénoménologie du corps et l’expérience vécue, se manifestent par un flot soutenu d’abstractions, détachées du vécu du chercheur, et à peine rattachées au vécu du sujet étudié. Comprenons-nous bien: il ne s’agit pas d’évacuer la parole et le symbole oral ou écrit. Je suis aussi de ceux qui défendent parfois et avec brio que "une expérience qui n’est pas nommée n’existe pas"! Il s’agit plutôt de garder le lien et la proportion entre le drapeau sur l’iceberg et l’iceberg lui-même, entre autres avec la partie qui est immergée! 

Mais peut-être après tout s’agit-il simplement de revoir l’usage du langage? Eh bien non, cela ne suffirait pas, quant à moi. Evidemment, après avoir vu un film, on peut en parler à divers niveaux et de différentes façons. Certaines formes de langage, certains styles d’expression, sont plus ou moins détachés de l’expérience vécue lors de la réception du film, plus ou moins porteurs du vécu. Et pour une recherche en éducation somatique, il sera plus approprié de se tenir proche de l’expérience, même lorsque l’on voudra faire une théorie de l’éducation somatique. Mais mon propos a l’ambition de pousser le débat encore plus loin. Car demander à des sujets de parler de leur expérience somatique c’est déjà leur demander de se dissocier! Surtout si on leur demande de faire cela en cours d’expérimentation (pour ne pas dire experienciation). Et puis parler en rétrospective d’une expérience somatique que l’on a eue, c’est s’appuyer sur la mémoire et l’évocation de cette expérience, et alors le sujet parle d’autre chose que de son expérience vécue.

Permettez-moi de distinguer, du point de vue de l’expérience somatique et de son expression, trois aspects. Et pour rendre mon propos plus concret, considérez quelques instants la possibilité de vous soumettre à la mise en situation suivante.

Deuxième Mise En Situation

Veuillez Vous Asseoir Confortablement. Prenez Quelques Instants Pour Ce Faire.

Faites cela MAINTENANT AVANT DE CONTINUER À LIRE.
BIEN, MERCI. Vous pouvez continuer à lire.
Notez les ajustements que vous avez faits pour répondre à la proposition. 
Si vous n’avez pas à votre connaissance fait de changement, continuez à lire comme si de rien n’était.
Combien de temps avez-vous réfléchi pour décider quoi changer dans votre posture, dans votre relation à la chaise, et puis combien de temps les ajustements ont-ils pris?
Vous êtes-vous parlé intérieurement avant, pendant ou après le changement?
Qu’avez-vous changé au juste?
Pourriez-vous revenir dans la position de départ, celle qui vous semblait sans doute moins confortable?
Cette position vous semble-t-elle différente maintenant que vous la re-considérez?
Si vous avez changé de position est-ce à dire que vous n’étiez pas confortablement assis auparavant?
REVENEZ A LA DEUXIÈME POSITION, CELLE QUE VOUS AVIEZ CHOISIE POUR ÊTRE PLUS CONFORTABLE.
Quels sont les indices que vous avez pris en considération pour changer ou ne pas changer votre position?
Etaient-ce des sensations, des visions intérieures, des émotions, des saveurs, des odeurs, des sensations tactiles, ou cutanées, des paroles entendues ou dites à vous-même, une impression de fatigue, de tension, une respiration particulière ou quoi encore? 
Lorsque vous vous sentez mieux, dans la présente position, comment savez-vous que tel est le cas?
Finalement, considérez quelques instants l’une des deux possibilités suivantes:
ou bien vous avez déjà répondu à toutes ces questions, et vous êtes maintenant libre ; ou bien vous avez maintenant à écrire vos réponses pour vous faire lire par un intervieweur qui vous appellera bientôt au téléphone pour faire sa recherche en éducation somatique.

La distinction que j’aimerais apporter suite à cette petite mise en situation mettra en évidence divers modes d’expérience. Dans un premier temps, clarifions d’abord que, du point de vue de l’éducation somatique, l’objectif principal de cette petite mise en situation pourrait être la découverte de la notion concrète de confort en position assise, et par là une amélioration de la capacité d’auto-régulation de la personne incorporée dans l’interaction avec son environnement. Voilà ce que pense faire le professeur. Par ailleurs il y a le ce-que-fait le professeur, par sa présence, son intonation vocale, ses pauses, son choix de vocabulaire. Puis il y a ce que l’élève vit et apprend. Il y a aussi ce que l’élève pense vivre et apprendre, ce dont il ou elle a conscience. Finalement, il y a ce que l’élève peut ou veut dire verbalement de son expérience. A vol d’oiseau, voilà quelques distinctions dans le champ de l’éducation somatique.

Dans la pratique de l’éducation somatique, ce qui m’importe en tant que professeur, c’est que mes élèves puissent s’auto-réguler en mouvement, dans l’action, y inclus qu’ils ou elles soient capables de régulièrement changer de position pour entretenir cette expérience de confort en position assise, lors d’une conférence ou lors d’une lecture, même et surtout si cette lecture ou cette conférence est comme celle-ci particulièrement captivante. Dans le processus de cet apprentissage somatique, je puis orienter le cheminement de mes élèves par une approche de découverte guidée par la parole, comme ci-haut. Et les réponses que les élèves apportent à mes questions sont plus souvent qu’autrement réservées à l’élève, sans qu’elles soient communiquées au professeur. Ou encore, je pourrais guider l’apprentissage somatique de mon élève par le toucher de mes mains, en sentant par extension de ma propre expérience la nature de l’expérience somatique de confort de l’élève et en guidant son apprentissage et son exploration somatiques par le toucher de mes mains. Dans les deux cas, l’expression verbale de l’élève n’est pas nécessaire et souvent même elle débranche l’élève de ses sensations, surtout dans les moments de découverte intensément nouvelle et dense. D’ailleurs, dans certains cas, je pourrais même dissocier mon propre discours de l’expérience somatique en cours, (en parlant de la pluie et du beau temps ou de la dernière joute de mon sport préféré) comme si je prenais en charge la verbalisation d’un certain niveau dissocié pour permettre à l’élève de mieux associer somatiquement. Evidemment il est aussi possible pour l’élève et pour moi de confirmer par la parole, voire d’amplifier par la verbalisation une expérience somatique particulière. Mais encore une fois, cette verbalisation est la plupart du temps non essentielle au processus d’apprentissage somatique. Et nous re-voilà à la question de départ: qu’en est-il alors de la recherche sur le processus en cours en éducation somatique?

D- Le corps de la recherche et le corps du chercheur

Avant de laisser mon lecteur ou ma lectrice avoir l’impression vague que jusqu’ici ils ont été menés le bateau vers la quadrature du cercle, laissez-moi annoncer maintenant la couleur que pourrait prendre la relation "somatique et parole" dans les paragraphes qui viennent. En fait je crois que nous avons besoin de développer des méthodes de recherche qui incluent l’état de conscience du chercheur dans la méthodologie.

Dans les années '70, certains chercheurs s’étaient rendus à l’évidence de la nécessité de faire de la consciousness-dependent research (de la recherche qui tienne compte de l’état de conscience du chercheur ). Cela s’avérait nécessaire entre autres pour l’étude des états de conscience modifiée par l’absorption de substances psychotropes. Jusqu’où pouvait-on aller dans la compréhension de ces phénomènes de modification de conscience si, pour rester objectifs, les chercheurs restaient à l’extérieur de l’expérience, prenaient "à froid" des mesures physiologiques, notaient les modifications observables de comportement et enregistraient les sons et les propos souvent décousus de leurs sujets ? Je vous avoue avoir perdu la trace de cette percée méthodologique et certains d’entre vous sont peut être mieux que moi informés des récents développements dans cette orientation de recherche. On pourra toujours dire qu’à tout le moins, cette stratégie de recherche a justifié de belles expériences d’hallucination pour quelques chercheurs audacieux. Mais tel n’est pas mon propos. Qu’il suffise ici de souligner que, quant à moi, pour l’éducation somatique, il pourrait être éminemment propice de développer cette perspective d’une recherche qui inclue l’état de conscience du chercheur et par là qui met sa subjectivité en mouvement. Mais faisons donc une autre expérience avant d’aller plus loin.

Third Experiential Proposaltroisième Mise En Situation 

Lisez ce qui suit tout en essayant de comprendre le texte, ne faites aucun des mouvements suggérés. Ou mieux encore, lisez ce texte à un collègue qui fera les mouvements et observez, tout en lisant son comportement. 

Prenez encore une fois une position assise confortable.
Puis fixez un point à l’horizon.
Fermez les yeux, puis levez la tête vers le plafond, et ouvrez les yeux pour remarquer dans cette position de la tête un autre point plus haut que le premier. 
Puis revenez à la position de départ.
Gardez le regard fixe sur votre premier point à l’horizon, devant vous et commencez à faire avec le bout du nez et la tête des cercles dans l’espace. Commencez par de petits cercles puis augmentez la circonférence des cercles en une spirale que vous agrandissez progressivement puis que vous rapetissez pour revenir au milieu. Quelques fois, trois ou quatre, lentement, dans un sens et puis dans l’autre.
Puis fermez les yeux, et relevez la tête vers le plafond et en ouvrant les yeux déterminez si votre point de référence vers le haut est le même ou si vous avez dépassé la première limite.
Avancez-vous sur l’avant de votre siège pour vous détacher du dossier. Dans cette position, placez les mains jointes sur le sommet de la tête, les coudes étant ouverts de chaque côté. De là, en gardant la tête et les coudes fixes dans l’espace, roulez votre bassin sur le siège, de l’avant vers l’arrière (certains diraient: basculez votre bassin sur les ischions, sur les os du bassin). 
Faites cette bascule du bassin plusieurs fois, 7 ou 8 fois lentement, en gardant les coudes et la tête fixes dans l’espace. Notez les mouvements du tronc, de la colonne, de la cage thoracique, du dos et du ventre, si vous les ressentez.
Posez les mains sur les cuisses, fermez les yeux et regardez vers le le plafond en levant la tête, et puis ouvrez les yeux et notez où se situe maintenant votre repère du haut, et si vous voyez vers le haut au même point ou plus haut sur le mur, voire même sur le plafond.
Asseyez-vous confortablement et reposez-vous quelques instants.

Si vous vous êtes prêté au jeu de la mise en situation précédente, sans faire les mouvements, tel que proposé, quelle est votre expérience? Comment pourriez-vous faire une recherche sur ce processus de mouvement pour cueillir les impressions d’un ou d’une élève, pour comprendre la méthode et la logique de la séquence, pour mesurer et puis comprendre l’efficacité et l’amélioration de l’amplitude du mouvement chez certains et le manque total de variations chez les autres? Comment aider les praticiens qui ont conçu ces explorations de mouvement à les améliorer? 

En guise de conclusion

La perspective qualitative propre à l’éducation somatique s’appuie sur un état d’absorption dans l’expérience sensori-motrice et kinesthésique et la plus grande partie des événements expérientiels est d’ordre pré-verbal. La recherche qualitative la plus intéressante et la plus difficile à faire en éducation somatique, c’est celle qui précède le verbe. Elle requiert de la part du chercheur un plongeon dans un univers de subjectivité où la parole et la réflexion n’offrent que d’occasionnelles balises. Dans cet univers de recherche, l’expérience somatique vécue doit être de première ligne. Le risque que court alors le chercheur ou la chercheuse c’est de perdre la sécurité des frontières entre la recherche et la pratique, entre l’expérience et la réflexion, entre le vécu et son rapport analytique, médiatisé de façon raisonnable et articulée. "L’humanité doit apprendre à vivre dans un monde flou, sans repères fixes ni fondements ultimes" (Varela, 1993b: 132). Et alors quelle recherche fait-on et quelle est la méthodologie? Il s’agit d’une recherche qualitative de conscience et il faut avant tout faire cette recherche dans les dédales du "je" de chacun. Et mon souhait pour la suite, c’est que la recherche qualitative en éducation somatique s’appuie de plus en plus sur cette base large et partagée d’expérience d’immersion directe renouvelée dans le vécu corporel. Et de là nous pourrons peut-être inventer des méthodologies qualitatives qui incluent le vécu respiratoire, et tout le vécu neuro-végétatif, le vécu sensoriel cutané et musculaire, le vécu postural et tout le vécu kinesthésique dont le vécu vestibulaire, et toutes les dimensions de la conscience du corps dans l’espace qui sont à la base même de notre expérience de sujet. Pour terminer, j’emprunterai les mots de Israel Rosenfield : 

"A brain does not function independently of the body it exists in." (Rosenfield, 1992: 139). "The pattern of acquisition of body image and, with it, of knowledge of objects suggest how central body image is to our understanding of the world. Notions of space, objects, and self reference depend on body image and they cannot be separated (Rosenfield, l992: 62).
L’image corporelle inconsciente est le reférentiel de notre subjectivité (Rosenfield, 1993: 148).
C’est le mouvement qui crée le sentiment de continuité du vécu (Rosenfield, 1993: 147).

A lire cet auteur et un certain nombre d’autres cités ici et ailleurs, on a vraiment l’impression qu’on n’en est qu’au début d’un important courant de réappropriation du vécu corporel dans la recherche scientifique de pointe. L’éducation somatique offre une méthode exceptionnelle pour plonger dans l’expérience même de la qualité de la conscience. La recherche nous y attend, là. Au plaisir de vous y croiser, avec ou sans balises.

28 octobre 1994

Notes

  1. Feldenkrais® est une marque déposée, propriété de la North American Feldenkrais Guild® qui délègue la protection des termes au Québec à l’Association québécoise des professeures et des professeurs de la méthode Feldenkrais.
  2. Près de nous, le Regroupement québécois pour l’éducation somatique construit depuis l992 un réseau, au delà des approches spécifiques, qui vise à établir le domaine même de l’éducation somatique. Six approches sont représentées: la Technique F.M. Alexander, l’Approche globale du corps et l’antigymnastique md, les Bartenieff Fundamentals TM, le Body-mind Centering TM, la Méthode Feldenkrais md, la Gymnastique holistique md.
  3. La revue américaine Somatics est une source unique de référence pour le domaine global de la somatique. Somatics est publiée deux fois par an depuis 1976 par le Novato Institute, 1516 Grant Avenue, suite 212, Novato, CA 94945
  4. A ce sujet, voir The Newsletter of The Study Project in Phenomenology of the Body, Elisabeth A. Behnke , P.O. Box o-2, Felton CA 95018 U.S.A.
  5. Pour joindre le GRAPP, (Groupe de réflexion et d’action sur les pratiques professionnelles, contacter Roger Tessier, Département de communication , Université du Québec à Montréal). Une grande quantité de textes et documents de séminaire y ont été présentés et discutés.

Bibliography

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Feldenkrais, M. (1972). Awareness Through Movement. NY: Harper & Row
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Johnson, D.H. (1995), Bone, Breath and Gesture: Practices of Embodiment, Berkeley, California: North Atlantic.
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Maturana, H., Varela, F. (1987). The Tree of Knowledge: The Biological Roots of Human Understanding. Boston: New Science Library.
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Rosenfield, I. (1993). “Pourquoi le cerveau n’est pas un ordinateur”. Science et Vie, no. 184: Les secrets du vivant.
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St. Arnaud, Y., Joly, Y. (1992). Agir consciemment: conceptualisation du modèle d’une pratique en éducation somatique. Mimeographed. Department of Psychology, Sherbrooke University.
Varela, F., Thompson, E., Rosch, E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit: sciences cognitives et expérience humaine. Paris: Seuil
“ “ “ The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience. (1993, 3rd printing). The MIT Press, Cambridge, Massachusetts; London, England.
Varela, F. (1993 a) “Rencontre avec Francisco Varela”. Sciences humaines, no. 31
Varela, F. (1993 b) “Varela chauffe la tête”. Actuel, no. 31-32

Yvan Joly, M.A. (Psy.) est psychologue et praticien-formateur de la méthode Feldenkrais®. D’abord formé en psychologie de l’Université de Montréal en science cognitive, il a fait de 1971 à 1980 de la recherche appliquée et de la consultation organisationnelle. Depuis 1980, il conduit une pratique privée en éducation somatique à Montréal et il dirige maintenant l’Institut Feldenkrais d’éducation somatique. M. Joly a été chargé de cours dans une dizaine de départements universitaires au Québec et formateur-invité dans une dizaine de pays. M. Joly est l’auteur de nombreux rapports de recherche et articles de revues.

Feldenkrais Institute for Somatic Education Inc.
107 Avenue de Touraine, St-Lambert, Québec J4S 1H3
Tél. fax. : 1-450-671-0638
E-mail: yvanjoly [at] compuserve [dot] com

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